Effets et causes de la superstition : l'explication sceptique de David Hume
Résumé
Dans un passage célèbre du Traité de la nature humaine, Hume (1711-1776) met en scène son hésitation de philosophe à poursuivre l'entreprise exigeante d'une meilleure compréhension des choses, au détriment de laquelle une pratique insouciante de la vie peut être préférable. Ne pourrions-nous simplement « vivre, parler et agir » ? Cela n'est pas possible pour l'auteur du Traité, « naturellement enclin » à la curiosité philosophique. Cela le serait-il pour nous, qui pouvons être faits d'une autre étoffe ? Non pas, « puisqu'il est impossible à l'esprit de l'homme de se limiter, comme celui des bêtes, au cercle étroit des objets qui forment le sujet des actions et des conversations quotidiennes ». Il n'est alors plus question de la tournure d'esprit d'un individu, mais d'une inclination partagée : comment la curiosité humaine ne pourrait-elle se porter au-delà de l'ici et du maintenant entre lesquels sont confinés les animaux, sujets rationnels mais moins que nous ? C'est à ce point précis que la bât blesse. Au bout du compte, en effet, cette curiosité au-delà des choses données doit choisir son éclaireur, entre philosophie et superstition. « Beaucoup plus hardie dans ses systèmes et ses hypothèses que ne l'est la philosophie », la superstition est d'abord dangereuse dans ses effets, comme le signale le texte de 1739 et, plus amplement, l'extrait de l'Histoire naturelle de la religion (1757) que nous présentons ici. Certes, il est possible de tenir l'hypothèse d'une divinité originelle hors de portée des capacités de l'entendement, ou encore d'en induire l'existence et la nature de ce que l'intelligence peut conclure de sa connaissance des choses : ce sont là des religions de savants, appuyées sur des arguments a priori ou a posteriori, qui font l'objet des fameux Dialogues sur la religion naturelle (posth., 1779). Quel que soit l'appui que ces hypothèses métaphysiques, discutées en détail dans les Dialogues, puissent fournir au phénomène religieux, c'est bien ce dernier, sous le nom de religion populaire ou de superstition, qui se présente comme concurrent de la réflexion philosophique et d'une pratique raisonnable de l'existence individuelle et collective. Comme phénomène moral et social, la croyance religieuse ordinaire ne se contente pas d'ajouter aux explications causales la supposition de causes supranaturelles : elle commande une large palette de pratiques susceptibles de les accommoder aux intentions humaines. Dès lors, à faire prévaloir leur discipline de fidèles, les croyants en négligent leurs devoirs moraux et civiques, qui ne seraient pas comptés dans leur mérite religieux. Hume en conclut non seulement que l'on ne saurait tirer d'inférence de la dévotion à la moralité, mais plus encore que la dévotion rend aveugle aux premiers devoirs, ceux qui dérivent de la proximité et de la sympathie comme ceux qui relèvent de la convention commune en faveur d'une vie sociale stabilisée par le respect des possessions, des promesses et des allégeances. C'est le social en tant que tel qui est la victime réelle des sacrifices propitiatoires. Cet examen critique des effets ne saurait dispenser le philosophe sceptique d'une enquête quant aux causes. Notre texte évoque des infirmités naturelles profondément enracinées. C'est que deux passions d'une puissance considérable ont trait à l'incertitude de l'existence : lors même que le raisonnement par causalité garantit une stabilité quasi-certaine des lois physiques, l'inquiétude de l'avenir ne trouve pas d'équivalent pour notre propre sort, objet de crainte quand les circonstances sont néfastes ou d'espoir dans le cas contraire. La première, jointe à l'ignorance et à une situation défavorable, fait naître la superstition au sens strict, et le second, joint à la même ignorance et à une situation meilleure, l'enthousiasme, si l'on en croit le très bel essai Superstition et enthousiasme (1741). Mais l'une et l'autre passions vont de pair le plus souvent : il n'est question que de tonalité dominante pour distinguer d'après cette dualité les formes que prend le phénomène religieux. Est-ce à dire que la philosophie, à elle seule, puisse calmer ces propensions liées à notre condition même ? Non pas définitivement, tant elles tiennent à « la nature humaine » ; pour autant la pratique de la réflexion, somme toute toujours philosophique, mérite d'être cultivée et entretenue pour nous protéger non
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