Lecture littéraire en classe inversée : quelles incidences pédagogiques et didactiques ?
Résumé
Nous proposons dans cette communication de compléter l'approche pédagogique par une approche didactique car pour appréhender les enjeux de la classe inversée, il nous semble qu'il faut étudier ce qu'en font les différentes disciplines par-delà le dénominateur commun (et très vague) de "pédagogie active". Si tous les enseignants peuvent se réclamer de l’innovation pédagogique que permettrait la classe inversée, chaque discipline pose pourtant spécifiquement la question des modalités de l’inversion, parce que la temporalité dans laquelle elle s’inscrit nécessairement (Chopin, 2010) lui est propre, ainsi que la place respective qu’elle donne à l’activité solitaire et à l’activité collective de l’élève.
En français par exemple, l’enseignement de la lecture littéraire telle qu’elle se définit notamment dans le paradigme didactique du sujet lecteur (Rouxel Langlade, 2004, Shawky Milcent, 2016, Massol, 2017), en cours d’institutionnalisation dans les programmes du secondaire, en France, prévoit généralement l’appropriation de l’œuvre par l’élève, dans le temps solitaire et possiblement long de la lecture personnelle, pratiquée par chaque lecteur à son rythme et souvent dans son espace privé, et cadrée souplement. Cette lecture intime et créative (au sens où le lecteur reconfigure le texte par la singularité de ce qu’il y projette) doit selon ce modèle être mise en relation dialectique à la fois avec une lecture plus distanciée du texte et avec la lecture d’autrui. Ce qui se fait habituellement collectivement, dans le temps délimité de la séance de cours : la classe est alors constituée comme une communauté interprétative, encadrée par l’enseignant qui orchestre les échanges pour permettre la production d’une lecture collective, qui se veut à la fois respectueuse des droits du texte et riche de la pluralité interprétative issue des lectures individuelles. Inverser cette organisation temporelle et cette articulation entre le singulier et le collectif pourrait faire courir le risque de réduire les textes lus à des extraits courts, de manquer la relation intime et créative à l’œuvre, de dévitaliser le débat interprétatif en le limitant à des échanges dans de petits groupes en autorégulation.
Éviter ces écueils suppose une réflexion didactique authentiquement innovante, que les outils technologiques peuvent soutenir diversement : en renforçant, par la lecture en ligne, l’inscription de l’activité dans les occupations quotidiennes des élèves, en leur offrant de nouveaux espaces de débat et des supports renouvelés à une réception créative du texte. Nous proposerons d’examiner les solutions retenues par deux enseignantes de français, l’une dans l’académie de Créteil, l’autre dans celle de Bordeaux. Comme les établissements dans lesquels nous menons cette recherche regroupent tous des collectifs d’enseignants de différentes disciplines se réclamant de la classe inversée, nous comparerons ces solutions avec celles qui sont retenues dans les autres disciplines, de manière à tenter de montrer comment une discipline singulière s’approprie singulièrement, du fait de ses spécificités didactiques, le même projet. Dans un dernier temps, nous esquisserons ce que les élèves perçoivent, font ou déjouent de ce dispositif.
Notre communication s’appuie sur des données collectées par des dispositifs méthodologiques distincts et complémentaires : des observations filmées de séances de classe, assorties d’entretiens semi-directifs auprès des enseignantes inverseuses d’un collège de l’académie de Créteil ; une immersion ethnographique auprès d’une classe de 4e d’un collège de l’académie de Bordeaux, assortie d’entretiens semi-directifs auprès des enseignantes inverseuses et des élèves de la classe. Les données recueillies sont elles aussi soumises à une lecture croisée mobilisant les paradigmes didactique et socio-anthropologique.