Le savant alchimiste et le politique : le contre-modèle oriental
Résumé
La délimitation du corpus des miroirs au prince dans la littérature alchimique des années 1555 à 1610 révèle d’emblée l’ambiguïté de ce genre, la définition inattendue qui lui est assignée, et le comportement paradoxal de leurs auteurs. Les alchimistes pourtant proches des princes dans les cours européennes, ne se livrent pas à l’écriture directe d’un véritable traité où le puissant ferait tout à la fois face à son image et à une éducation politique : leurs écrits sont apparemment plutôt des essais de médecine ou sur l’exploitation des mines, destinés à enrichir les princes. S’ils comportent quelques leçons sur le système naturel, ils se soucient peu de politique. Leur relation aux princes, leur désir de les éduquer et de les avertir se limitent à des fragments paratextuels (remerciements, dédicace, préface, avis) justement destinés à convoquer modèles et auctoritates. D’autres ouvrages, plus philosophiques, rédigés par des auteurs éloignés des cours, évoquent la figure royale et son rôle, tout en refusant de compter parmi ses lecteurs les puissants : le roi est présenté dans les traités d’initiation à la pierre philosophale, comme un danger et un auditeur à fuir. Ils éduquent davantage le lecteur, élaborant la figure du prince en contre-modèle, et refusant de l’accepter comme élève. L’écriture didactique et critique, relatant l’état du monde, ne sert ainsi pas à éduquer le prince, ni à lui offrir un modèle, mais à exclure le roi de la société alchimique. Destinés aux savants qui doivent se méfier du puissant, ces écrits incitent le lecteur au voyage, à partir vers l’orient, et à fuir le roi cupide et ignorant. Seul un troisième type d’ouvrages relèverait littéralement du miroir aux princes, en offrant une éducation politique, en reproduisant la description de gouvernement existant et en se destinant aux princes. Néanmoins en inscrivant cette leçon dans le genre romanesque et fictionnel, le romancier s’autorise à présenter le prince hors du monde : la critique de l’exercice de la politique, passe par la dissociation du roi, porteur du pouvoir, acteur du monde et figure de la transmutation, de celle du prince, fort de son savoir, assez sage pour refuser de gouverner, partir en voyage. L’éducation politique s’abandonnerait à la fiction, reléguée aux marges des traités, déplacée du roi au prince, réservée à des pays lointains. Le miroir alchimique au prince illustrerait à plusieurs niveaux la question du transfert de savoir : il décentre dans l’espace du livre, sa leçon et sa vision politique vers des zones marginales (paratextes), sur des figures secondaires, fictionnelles et multiples du prince, ou en mettant à distance le roi déchu et cupide. Il défend et élabore dans cette leçon la nécessité de partir en quête d’un modèle oriental et de visiter ses lieux. Il fait ainsi du savoir une zone de transfert symbolique, culturel et spatial qui institue des autorités en marge du pouvoir royal, préservant en cela la distinction antique entre potestas et auctoritas que la langue occidentale en cette fin de XVIe siècle commence à confondre sous l’idée d’autorité. Pour multiples que soient ces miroirs au prince alchimiques, nous pouvons néanmoins poser comme hypothèse qu’ils convoquent tous peu ou prou la question de l’autorité, manière d’interroger le savoir dans un texte politique plutôt que le pouvoir.